Parution : 01/01/2013
L’âme furieuse, ardente et intransigeante d’Elic Kagan continuera à s’exprimer dans ses oeuvres qui n’appartiennent qu’à lui. Le même sujet pouvait avoir été saisi simultanément par dix confrères et par Elk, mais le meilleur cliché, le plus original et le plus dramatique était presque toujours le sien. On reconnaissait tout dc suite son style dc même que son physique : tignasse hirsute et rousse, barbe en désordre, stature imposante, voix de stentor et un culot monstre. Que dc fois, dans les années soixante-dix, sommes-nous partis dans l’aventure d’une action clandestine et parfois dangereuse, moi il mc faisait toujours rire jusqu’au moment où il fallait passer à l’acte. En 1976 nous sommes allés à Munich dans un meeting d’anciens et de néo nazis dc la Deutsche Volksunion, qui sc tenait dans la célèbre brasserie, la Bürgerbrâukeller, d’où sortit Hitler pour son putsch de 1923. Alors que je me préparais à créer un coup de théâtre en sautant sur l’estrade pour réclamer le droit à un juif de porter la contradiction, Elic circulait entre les grandes tables et parfois sur les tables pour de meilleurs angles, extraordinaire apparition d’un juif du Shtetel dans cc haut lieu du nazisme, apostrophant les SS à la retraite; «Pousse-toi Herr Rabinowicz, ou souris Herr Rosenzweig !» et les larmes de rire coulaient dans mes yeux avant que je ne me fasse rosser. Que de clichés aussi que ses confrères ne pouvaient prendre lors de manifestations houleuses soit parce qu’ils n’étaient pas là alors que lui avait choisi d’y être, soit parce qu’ils n’avaient pas osé grimper sur un réverbère ou se projeter au coeur de la mêlée ou grimper à un étage supérieur, faire irruption chez l’habitant, ouvrir ses fenêtres, monter sur le rebord, s’accrocher d’une main et prendre un cliché que nul autre n’aurait eu le courage de tenter dans de pareilles conditions. Que de portraits aussi de personnalités, dont Elie réussissait à extraire l’authentique vérité psychologique.
Les exploits d’Elic étaient d’autant plus exemplaires qu’il ne voulait pas et ne savait pas se battre pour diffuser ses clichés. Il refusait de s’inféoder à une agence et, ivre de liberté et d’indépendance, s’obligeait à faire le porte à porte des journaux et des magazines pour écouler des photos qui auraient fait la fortune de ses confrères.
Elie avait beaucoup milité et, lucide, avait connu d’amères déceptions. Il avait soutenu les victimes algériennes de la répression, puis avait rompu avec l’Algérie du FLN. Quand nous l’avons connu, en 1971, il ne voulait plus être trompé ou se tromper dans l’action politique. Le premier, il nous avait suivis, Beate et moi, dans notre campagne contre l’impunité des criminels nazis et, jusqu’à ce qu’un terrible accident ne l’affaiblisse il y a quelques années, il a longtemps été l’un des militants actifs des F.F.D.J.F.. Dans les articles du «Monde», de «Libération», de «l’Humanité» qui viennent d’évoquer son rare talent de photographe et son courageux engagement politique, pas un mot pourtant sur l’amour sincère qu’il portait à Israël et qui fin son véritable réconfort dans cc dernier quart de siècle. Que de joyeuses journées il a connues dans les Kibboutzim où la famille Klarsfeld passait l’été quand Arno et Lida étaient enfants. Tout en restant fidèle jusqu’au bout à sa sensibilité généreuse de militant d’extrême gauche, Elie, profondément marqué par la Shoah qu’il avait traversée entre 13 et 16 ans, était devenu totalement solidaire de l’existence de l’Etat juif. Mie n’aurait pas aimé que cela ne fût point écrit.
Serge KLARSFELD Président des Fils et Filles des Déportés Juifs de France 1999
Elie KAGAN